SEMILLY
MONDIAUX JEREZ 2002
« Les Championnats du Monde de Jerez, en 2002, restent l’un des plus beaux moments de sport de ces dernières décennies. Au-delà du fait que la loi des probabilités avait été chahutée, avec quatre étalons selle français dans une seule et même équipe, cette médaille d’or fût un moment rare, que beaucoup ont eu la chance de vivre en direct. Et si nous revivions l’événement, mais de l’intérieur…
Le plus intense à mes yeux, au-delà du fait que l’on nous voit les bras en l’air, c’est ce que nous avons vécu pour amener ça. Cette espèce d’alchimie, qui est tellement compliquée à mettre en place, et dont la formule n’existe dans aucun livre.
Nous faisons une super première épreuve, en remportant la chasse avec des chevaux pourtant très lents. Markus Fuchs gagne, mais Eric Levallois est deuxième avec Diamant de Semilly, Gilles est 4ème, avec Crocus Graverie, et Eric Navet huitième avec Dollar du Murier. A l’époque, les deux manches suivantes se déroulaient le lendemain, l’épreuve démarrait donc très tôt le matin. Quand Eric Levallois entre en piste, il y a un tel brouillard que je ne peux même pas distinguer la faute sur le dernier obstacle du parcours, mais j’entends encore la barre tomber. J’avais mis Reynald en 2ème, car c’était le petit nouveau, et je ne voulais pas qu’il attende trop longtemps. Exemplaire, il réalise avec Dollar dela Pierre un sans-faute magnifique. Gilles part à son tour et était sans faute, jusqu’à cette ligne vertical, triple. Il rentre, mais sent qu’il ne peut pas sortir ! Le score est lourd, en raison du temps dépassé. Il fallait absolument éliminer ce tour, sans quoi c’était d’ores et déjà fini pour une médaille ! Eric Navet a parfaitement joué son rôle, malgré un point de temps dépassé. Mais les suédois ne cessaient de remonter, si bien que nous sommes seconds avant la phase finale.
J’avais créé aux écuries ce que nous avions pris l’habitude d’appeler « le loft ». Cela se résumait en fait à quatre tentures décorant un boxe. Nous pouvions nous y retrouver pour nous isoler, regarder les vidéos, débriefer. Après un petit moment de pause, nous sommes allés voir les individuels, qui passaient avant nous, afin de nous remettre dans le parcours. Comme si c’était une autre journée…
Eric Levallois prend le départ. Le couple est en parfaite osmose, et chaque difficulté est franchie, une à une. Ils sont sans faute. Quelques minutes plus tard, c’est au tour de Reynald. Alors qu’en milieu de parcours il vient de toucher un obstacle, il se retourne, il se loupe, et le cheval s’arrête sur l’obstacle d’après. Le scénario catastrophe ! On se dit alors que c’est quitte ou double. Et Gilles fait un parcours magnifique ! En allant chercher tellement loin, au fond de ses tripes ! Crocus ne touche pas une barre, mais 4 points pénalisent une faute à la rivière. Nous savions tous que si Eric sortait sans faute, nous étions Champions du Monde… Mais il y avait ce triple avec cette distance. 10m40 ! Juste improbable, voire impossible pour Dollar du Murier! Sincèrement, je ne sais pas comment on arrive à se mettre dans cet état, mais ce jour-là, Eric a réalisé quelque chose de rare, d’unique ! A la réception du triple, il prend les rênes dans la main gauche, et trouve le temps de caresser son cheval de la main droite, amorce le virage, repose la main sur la rêne, avant de poursuivre son parcours. Il est sans faute ! Il lève les bras… c’est le titre !
Quand dans votre vie on vous donne l’occasion de vivre des moments comme ça, vous savez pourquoi vous avez travaillé si dur. L’adrénaline, la tension, et puis cette délivrance ! Eric Navet, Eric Levallois, Gilles Bertran de Balanda, Reynald Angot… Ils l’avaient fait! Nous l’avions fait ! Ensuite, tout va très vite, le podium, la cérémonie, la conférence de presse, ça ne nous appartient plus. Ces moments rares, finalement le mieux c’est de les vivre, parce que juste après ils vous échappent. Je dois vous avouer que le lendemain matin, sous la douche, j’ai regardé le sol et j’ai trouvé la hauteur vertigineuse ! Je me suis assis et j’ai pleuré… Le contrecoup de toute cette pression. Ma fille Diane était née quelques jours avant et Il y avait une charge émotionnelle tellement importante. Tout comme pour Gilles de Balanda. Sa femme est entrée à la clinique pendant la deuxième manche du Championnat du Monde. Et elle ne lui a pas dit pour ne pas l’inquiéter. Sa fille est née le soir du titre ! Humainement ces Championnats du Monde auront été une expérience unique, où chacun avait une bonne raison d’être porté! Par contre une chose est sure, si vous n’avez pas fait le travail qu’il faut avant, alors ça ne passera pas ! Et à chaque fois que je croise le regard de l’un de ces quatre cavaliers, l’émotion remonte. Parce que ce moment-là, c’est quelque chose de tellement fort, où tous ont puisé au plus profond d’eux-mêmes… Je pense que tous vous diraient aujourd’hui que je leur ai fait confiance, et que j’ai essayé de créer cette envie. Je leur avais dit avant de partir, si on croise un lion, le lion fera demi-tour ! Ne baissez pas les yeux ! Si vous croyez en vous autant que moi je crois en vous, alors vous êtes prêts.
Le point commun entre ces chevaux d’exception et ces hommes, c’est le caractère, la volonté, le regard. Ce sont des durs.! Eric Levallois est un dur ! Quand je vois le parcours qu’il a fait pour simplement être debout, je suis admiratif. Et ça ce sont des vraies leçons de vie. Diamant de Semilly aussi est un survival. Aux Championnats du Monde, il avait 40 de fièvre pendant 3 jours, à tel point que certains n’y croyaient plus ! Quand nous avons enlevé les perfusions le matin de la visite véto, il avait les yeux qui sortaient des orbites, et il essayait encore de nous bouffer ! Comme Japeloup, comme Baloubet du Rouet et d’autres encore, il fait partie des chevaux rares ! Dollar dela Pierre était également un cheval d’exception, l’archétype même du cheval de sport, avec une véritable intelligence et une envie folle de toujours bien faire. Aujourd’hui, Je ne peux m’empêcher de repenser à Germain Levallois, et à Joël Angot, des personnages, et qui, alors que tout le monde s’embrasse, ont les yeux plissés par les larmes. Ils sont débordés d’émotion ! Leurs gamins sont Champions du Monde ! Depuis, j’ai senti que leurs regards étaient différents, parce qu’il y avait un truc qui nous appartenait, à nous, et qui resterait gravé pour toujours. Il faut vraiment savourer ces instants uniques, parce que cela ne marche pas à tous les coups. Et j’ai envie de revivre ces moments privilégiés. Pas seulement pour moi, mais pour montrer que dans la vie, on se casse parfois la gueule, mais qu’avec du travail, on peut remonter une fois de plus… «
Texte Thomas Millot, Photos Collection Privée – Extrait de Five Stars Spécial Jean-Maurice Bonneau